Mardi 9 mai. Voilà un an et près de trois mois que Moscou a lancé ses chars contre l’Ukraine. Les pays de la région sont à cran, convaincus que leur tour viendra en cas de victoire russe. Ce matin-là, en Estonie, la ville de Narva, 53 000 habitants, séparée de la cité russe d’Ivangorod par une grosse rivière, découvre sur la rive opposée un écran géant et une estrade : la Russie célèbre la victoire de 1945 contre l’Allemagne, et les autorités diffusent à l’adresse de leurs voisins narvéens des films à la gloire de l’Armée rouge. Des musiciens défilent sur scène.
Côté estonien, des spectateurs se massent sur les berges aménagées au pied de la forteresse d’Hermann, datant du XIIIe siècle. Soudain, des policiers fendent la foule pour se diriger vers un groupe de jeunes femmes qui arborent un insigne rappelant le ruban de Saint-Georges. Dans cette ville comme dans le reste du pays, le port d’un tel symbole du nationalisme russe est une façon d’afficher son soutien à la cause séparatiste et à l’action de Vladimir Poutine. Pareil « affichage » étant désormais illégal en Estonie, trois femmes sont conduites en garde à vue, sous les regards indignés d’une partie du public.
En réponse à la provocation russe, les autorités déploient une banderole sur un mur de la forteresse. Le visage de Poutine apparaît éclaboussé de sang et affublé du slogan « Putin, war criminal ». Les gardes-frontières russes traversent le pont pour demander à leurs homologues estoniens de la retirer. « Ce n’est pas illégal », répondent ces derniers. Les Russes tournent les talons, franchissant de nouveau ce pont devenu l’un des rares points de contact entre les deux pays et une zone très surveillée. N’est-ce pas par ici que les troupes du Kremlin passeraient en cas d’invasion de l’Estonie ?
« Cinquième colonne »
Le pays a beau être indépendant depuis 1991, près de 25 % de la population parle encore le russe. Et Narva, russophone à 95 %, concentre les soupçons : les autorités suspectent une partie des habitants de pouvoir jouer le rôle de « cinquième colonne » au profit du Kremlin. D’où l’extrême attention portée au trafic, réduit mais continu, sur le fameux pont.
Les piétons qui le franchissent sont pour la plupart des « passeports gris », comme on appelle les détenteurs de ce document d’identité, qui représentent un tiers des russophones vivant en Estonie. En contrepartie de la privation de certains droits – dont le vote au niveau national –, ils peuvent se déplacer sans visa en Russie et au sein de l’Union européenne. Quelques camions, parfois du matériel agricole, ainsi que des voitures, circulent également sur ce pont, mais ils doivent patienter plus longtemps.
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